dimanche 22 novembre 2020

Les gens qu'on aime #21

 quelqu'un d'unique, original ou un peu spécial 


Il aura toujours, éternellement, vingt neuf ans, et pourtant cela fait plus de trente sept ans qu'une nuit, loin de nous, il est mort seul sous sa tente, emporté par une pneumonie fulminante, laissé à l'abandon par les responsables de la secte dans laquelle, malheureusement, il avait été entrainé par son professeur de maths.

Il est né en juin 54, c'était l'ainé, adoré, le premier d'une fratrie de cinq. Je l'ai donc connu dès ma naissance, trois ans après lui. Il fait partie de mon enfance, chaque jour, chaque jeu, et lorsqu'il est mort, mon monde s'est écroulé.

Petits, nous avons tous pris des cours de musique et de solfège, mais lui seul était vraiment musicien, totalement. Et jusqu'à sa mort, il a joué du hautbois, magnifiquement. Artiste accompli, il en avait l'originalité, dans un monde à part, perché dans les nuages. 

Je ne sais plus quand il est allé s'installer dans une chambre de bonne, deux étages au dessus de notre appartement. Bien sûr il continuait à vivre avec nous, mais il devait avoir un peu moins de vingt ans, et il voulait un peu d'indépendance. Comme cela il pouvait faire du hautbois tant qu'il voulait, il habitait cette grande chambre dans laquelle il avait de la place pour son immense aquarium. Un jour, passant par le marché, il avait craqué pour deux canetons qu'il avait rapportés, la haut, dans son antre, Musette et Galoubet. Sa chambre était devenue un véritable crottoir, et les deux canards, bien gras, avaient dû trouver refuge dans notre maison d'Alsace. Apprivoisés, ils nous piquaient nos tartines lorsque nous déjeunions dehors. Un jour ils sont partis, envolés...

De lui je garde aussi le souvenir de sa démarche chaloupée, comme s'il ne posait pas vraiment les pieds sur le sol, les cheveux, qu'il avait longs et bouclés, voletant telle une vague légère. 

Un jour il trouva une maison (l'avait-il achetée ?), totalement en ruine, dans un patelin perdu. Je me souviens de son enthousiasme à nous la présenter. Lui ne voyait que l'histoire qui en sourdait dans la vieille cuisinière à bois, les restes de décorations accrochés aux pierres descellées, le matériel abandonné dans la cour, nous ne voyions qu'une masure difficilement réparable. 

Un peu avant, il s'était mis en tête de construire des tandems, le premier, et le seul, qu'il construisit lui permis de faire un long périple avec sa compagne, mais il avait acheté du matériel pour en construire au moins une dizaine, et longtemps nous avons gardé, au fond de la cave, le stock inutile de ce qui restera à jamais un souvenir de lui. 

Et si nous avons cette maison familiale dans les Vosges alsaciennes, c'est uniquement grâce à lui. Il a tant insisté pour que mes parents aillent la voir, alors qu'elle était bien loin de Mulhouse, qu'ils y sont allés un week-end, alors que la plupart de nous n'étions pas encore rentrés de vacances, . 
Il en était tombé amoureux, l'auge en grès, les épicéas, la cave en pierre voutée, le four à pain. 
Après sa mort,  longtemps nous avons retrouvé, accrochés à la vanne du radiateur de séjour, sous la fenêtre, les petits fils rouges et blancs qu'il enroulait autour des roseaux lorsqu'il fabriquait les anches de son hautbois en regardant les oiseaux voleter dehors. 

Eternellement lorsque s'élève le son du hautbois, mes yeux se noient de larmes...


12 commentaires:

Anonyme a dit…

Bel hommage à votre frère, moi j'ai perdu le mien dans un accident de voiture, il avait 22 ans. Je pense à lui tous les jours, je ne m'en suis jamais remise.

Belle journée à vous.

Odile

Anthom a dit…

Ce texte fait écho pour moi à ceux où tu as déjà évoqué ce frère disparu trop tôt et à la lecture desquels j'ai chaque fois été profondément touchée.
Tous ces souvenirs enfouis dans cette crypte enclose en chacun de nous et dont on ressent, me semble-t-il, régulièrement, l'irrépressible besoin d'entrouvrir la porte. Merci pour cette belle évocation.

Calyste a dit…

Tu sais déjà tout ce que je pourrais te dire suite à ce billet. Parfois, j'essaie d'imaginer comment serait ma sœur aujourd'hui (elle aurait eu soixante ans en janvier !), et je n'y arrive pas.

Bellzouzou a dit…

Je trouve très belle ta série de billets évoquant les gens que tu aimes.

Chantal a dit…

Je vous ai déjà lu au sujet de ce frère tant aimé et je ne me lasse pas de votre façon de raconter, si "simple" et, donc, si vivante. quel immense chagrin et aussi quelle chance de l'avoir connu, côtoyé, admiré...
En ayant entre les mains le livret de famille de mes parents (pour me rendre à la mairie faire une demande de carte d'identité), je devais avoir 13 ou 14 ans, à la découverte de la naissance -mêmes mois et jour- exactement 14 ans avant moi d'Anne et de sa mort le lendemain. Je n'avais jamais entendu parler d'elle, mes autres frères et soeur non plus. Elle était la seconde de la fratrie, nous restons trois garçons et deux filles vivants. J'ai souvent pensé à elle en me disant qu'on aurait été proches, complices. Je viens d'une famille très silencieuse, c'est triste mais c'est ainsi.

Dr. CaSo a dit…

A chaque fois que tu racontes un peu plus de l'histoire tragique de ton frère, mon coeur se brise, et je me demande comment tu as pu y survivre. Je ne peux même pas imaginer comment je ferais pour survivre à la mort d'une de mes soeurs ou de mon frère!

Anonyme a dit…

Ce que je viens de lire est magnifique.

Bleck

Valvita a dit…

Très bel hommage à ton frère.

Sylvie Lassalle a dit…

Très émue de lire l’évocation de ton frère et sa mort tragique et absurde.

Chanelle a dit…

Ton article est très émouvant et fait remonter en moi des émotions vives, mon frère a 22 ans pour l'éternité.
Toute cette série me plait beaucoup, à tel point que je commente ici pour la première fois. Je passais régulièrement mais jusqu'ici toujours en silence.

Valérie de Haute Savoie a dit…

Vous êtes très gentils par vos mots qui m'ont touchée au delà de l'imaginable. Ce billet a réveillé la tristesse de ne plus avoir ce grand frère, je vous remercie, même si je ne vous réponds pas personnellement.

Anonyme a dit…

Ton billet est si plein d’amour, d’émotion, de tendresse et de bienveillance. Bouleversant billet Valérie, je te remercie et t’embrasse amicalement.

Anita