Bien que papa soit enfin à Cochin, il reste très angoissé et lorsqu'on lui demande s'il souhaite que l'un de nous passe la nuit avec lui, immédiatement il accepte. Il a du mal à réaliser qu'il a changé d'hôpital, même plafond, même odeur, fenêtre à droite, potence. Je vais donc rester là, et rapidement un lit est installé, très confortable. Les aides soignantes sont très gentilles, l'ambiance dans ce service où la vie souvent ne tient qu'à un fil est très calme, sereine, les infirmières font tout pour ne pas faire souffrir papa, il n'y a pas d'heure limite de présence, et sans doute aussi parce que papa est en fin de vie (mais là encore les mots ne sont pas posés), nous sommes autorisés à être plus de quatre dans la chambre.
Je passe la nuit à presser sur la pompe à morphine dès qu'elle clignote vert, pour que papa ne souffre plus. La nuit est relativement calme, je ne dors quasiment pas, je ne veux pas que la douleur puisse se réveiller, je ne veux plus que mon père souffre.
Maman vient prendre la relève, papa ne sera plus jamais seul jusqu'à sa mort, plus une seconde, il y aura toujours l'un de nous, assis à côté du lit, guettant les moments où il sort de sa torpeur, on parle peu, on lui dit qu'on l'aime.
Lorsqu'une des aides-soignantes, particulièrement lumineuse et aimée de papa vient prendre la relève, elle ne le reconnait pas. A mi-voix je la rappelle alors qu'elle quitte la chambre "Sandrine ? oui dit-elle étonnée ne me connaissant pas. "Je ne sais pas si vous avez reconnu mon père, venu en décembre, le Dr B." Elle est stupéfaite, revient vers papa, se penche au dessus de lui, doucement elle lui parle "Bonjour monsieur, c'est Sandrine" elle lui caresse doucement les cheveux, il ouvre les yeux, la regarde et d'un coup le bonheur envahi ses yeux "Ohhh MERVEILLEUX !" Emue aux larmes, elle reste encore un instant, lui parlant et lui la regardant, maintenant il est sûr qu'il est enfin dans ce service tant espéré.
En retournant rue de Bièvre j'appelle C., lui dit que papa est entrain de mourir. Elle décide de venir à Paris le week-end pour lui dire au-revoir. Evidemment j'ai le fol espoir qu'ils vont trouver un traitement qui permettra à papa, sans le guérir ça je le sais, de vivre encore quelques temps, que nous puissions le retrouver tel que nous l'avons toujours connu, plein d'intérêt pour ce qui fait une vie. Mais malgré mon optimisme démesuré, au fond de moi je sais qu'il est arrivé au bout.
Je retourne à Cochin avec mon grand frère, sur le chemin nous appelons mon petit frère qui est encore à Strasbourg, inquiet. T. lui dit les choses, sans exagérer, sans minimiser, il va mal simplement. A peine avons nous raccroché qu'il file prendre le train, le soir il sera au chevet de papa.
Et nous sommes tous réunis autour du lit, les quatre enfants qui restent et maman. Une douce veillée, nous bavardons, échangeons des souvenirs, papa participe, heureux, très heureux que nous soyons tous là. Il égrène lentement, avec solennité, le prénom de chacun de ses enfants, Hervé en premier, qui peut être l'attend de l'autre côté. Il termine avec maman, son amour et le sourire illumine son visage. De temps en temps une infirmière passe, régler les perfusions, pour l'instant la morphine n'est pas encore donnée en continu et papa peut encore boire et manger. Il n'a plus vraiment faim, a perdu un peu le goût des aliments, mais il est là, présent.
Cette nuit c'est T. qui dormira avec lui, nous repartons les laissant seuls.