Il fallait que je travaille pour payer mon loyer, j'étais partie de chez mes parents un soir, une chemise de nuit et sans doute mon journal dans un sac.
Quelques temps après j'avais trouvé un tout petit appartement sous les toits, une chambre et une sorte de petite cuisine avec un évier, et traversant le couloir une autre chambre qui me servait surtout de chambre d'amis.
J'habitais juste en face d'une caserne et un peu plus loin, sur le même trottoir un bistrot de quartier.
Alors puisqu'ils cherchaient une serveuse je m'étais présentée.
J'avais juste dix huit ans, les cheveux teints au henné, des robes longues noires, un châle fait par une ancienne copine de classe immense, noir, arachnéen, une merveille de finesse, un trésor. Oui bien sûr avais-je dit, j'ai déjà travaillé dans un bistrot, bien sûr que je sais tirer une bière, bien sûr, et j'avais été embauchée.
La première bière avait quasiment explosé, plus de mousse que de bière, mais ils m'avaient gardée, m'expliquant les rudiments de ce métier et plateau en main, je passais d'une table à une autre, dansant presque, la vie était un grand théâtre, j'étais là sans y être tout à fait.
Je croisais des taulards en liberté surveillée, les flics du commissariat de la rue, les troufions, il y avait un juke-box et parfois j'oubliais de me réveiller et arrivais en retard.
Il y avait un juke-box, et dans ce juke-box beaucoup de tubes des années 75, beaucoup beaucoup de chanteurs français, quasiment que des chanteurs français, la plupart tout à fait inconnus pour moi, ou alors honnis tels Claude François ou Delpech, des vieux trucs aussi, qui faisaient du bien à mes vieux écroulés sur la table, finissant un ballon de rouge avant de rentrer en titubant vers leur chez eux triste et vide.
Et puis il y avait un 45T des Sparks.
Qu'est-ce-qu'il était venu faire dans cette sélection ? Il devait être quasi neuf lorsque j'ai débarqué, et usé jusqu'à la corde lorsque j'ai quitté un jour sans prévenir.
Mes petits vieux se levaient péniblement de leur table, fouillant leur poche cherchant quelques pièces, se penchant au dessus de la vitre, choisissaient un titre un peu au hasard. Et souvent, avec un sourire, pour me voir danser en oubliant le monde, choisissaient Never turn back on mother Earth. Dès la toute première note mon coeur s'envolait, tout s'effaçait, je dansais et le temps se suspendait à ces quelques notes et cette voix si particulière des Sparks. Nul autre endroit ne pouvait mieux convenir à cette chanson, je crois que si je suis restée dans ce bistrot c'est uniquement pour pouvoir l'écouter.
Et puis dimanche soir, regardant cette si drôle remise des palmes d'or, lorsque j'ai vu monter sur scène ce grand escogriffe de Ron Mael, tout est revenu. Les vieilles tables en bois, les chaises qui raclaient le carrelage quand un de mes petits vieux se levait, les oeufs sur le présentoir, l'odeur de choux du repas de midi, le soleil qui peinait à traverser les vitres jaunis, le nuage de fumée des gitanes qui flottait au dessus de nous, et le juke-box en bois sombre, avec le bras qui lentement tombait sur le disque choisi et la voix de Russel qui effaçait en une seconde le brouillard.
12 commentaires:
Bravo et merci pour ce billet, c'est pour lire des billets de cette qualité que je possède un ordinateur et une liaison internet.
Bleck
Quel beau souvenir et si bien raconté ! Merci Valérie. Tu me donnes envie de danser !
Il suffit de lire cette phrase "J'avais juste dix huit ans, les cheveux teints au henné, des robes longues noires, un châle fait par une ancienne copine de classe immense, noir, arachnéen, une merveille de finesse, un trésor.", et on est tout de suite dans l'époque, l'ambiance et accroché par l'histoire ! :DD
Tu racontes très bien, il est facile d'imaginer en te lisant. J'avais, moi aussi, un châle noir du coup, en même temps, tu me rappelles des souvenirs.
Quelle jolie histoire on t’imagines si bien ! Et tout à fait d’accord avec Bleck!!
Bleck avec toi je ne sais jamais si c'est du second degré :D dans le doute je te remercie :)
Ginou, Matoo, Mathilde et manoudanslaforêt chez qui il m'est toujours impossible de laisser un message MERCI :)
Je comprends ton commentaire Valérie de Haute Savoie, j'avoue qu'il faut bien connaître mes blogs, mes commentaires par ailleurs afin de savoir si je suis sérieux ou si j'utilise un certain degré d'ironie.
Il n'est pas question que j'utilise un smiley ou autre pour interpréter mon propos, c'est comme ça. Je vais donc me justifier pour une fois parce que tu le mérites, ton billet est superbe je ne peux pas être plus premier degré de satisfaction.
(par ailleurs je n'ai jamais apprécié particulièrement les Spaks)
Bleck
Les Sparks, pardon.
Bleck
Bleck merci beaucoup
Très touchant ton billet Valérie, merci.
(Je ne connais pas les Sparks, je vais chercher sur Internet...)
Anita
Merci Anita :) peut être en allant regarder le film de Carax dans lequel ils font la bande son :)
Quelle humanité dans ton regard sur les petits vieux j'ai envie d'aller leur parler 😁
Enregistrer un commentaire