Devant mon écran, j'essaye de me concentrer pour tourner de façon explicite ma demande à EDF. J'ai une petite pile de courrier, factures et mandat que je lis pour débrouiller ce problème avant de m'attaquer à la lettre. En face Samuel consulte son planning, le mien étant libre, il lève légèrement la tête et demande :
- Ca te dirait d'aller voir des punaises et des cafards ?
Mhmmm... pourquoi ?
- L'appartement Vincœur, je dois aller faire un tour pour voir un peu ce qu'il en est.
J'hésite un court instant... il faudra bien un jour que je me confronte à ces bestioles. Allez zou !
Enfiler ma veste, m'enrouler le châle en Pashmina rose et or que vient de m'offrir une propriétaire revenant des Indes, nous partons vers l'inconnu.
De la voiture, Samuel m'indique les immeubles où nous avons des locations. La radio en sourdine parle de la Thaïlande, du moral des Français en hausse, un peu de musique et nous voilà devant l'entrée.
Nous prenons l'ascenseur jusqu'au sixième étage, tout au fond du couloir la porte est ouverte, sur le palier Madame Vincoeur, cubique, sans âge, nous attend. C'est un chantier, un vrai capharnaüm, le sol en béton garde les traces d'un lointain lino marron et jaune. Les murs sont écorchés à vif, et le caisson au dessus de la fenêtre a été attaqué férocement dévoilant son squelette.
Je suis muette, ne sachant que dire, guettant les punaises et les cafards qui pour l'instant sont très discrets.
- Pfff, c'est du travail, mon frère devait m'aider, mais il répond pas au téléphone et moi j'y arrive pas toute seule.
Samuel hoche la tête.
- Et puis, quand j'ai vu l'amiante ! Elle montre du doigt le caisson qui laisse apparaître une plaque de polystyrène... Là j'ai tout arrêté !
Samuel, sérieux, rassure. Non non Madame, aucune crainte, c'est l'isolation ça.
- Mais vous savez c'est un travail, je suis diabétique, hier après être montée sur l'échelle, j'ai mangé un sachet complet de raisin. Eh bien le soir j'avais un gramme quatre vingt de sucre Monsieur !
Je hoche la tête, plantée comme une courge au milieu de la pièce.
- Et puis j'ai dû couper le chauffage, parce que dès que je l'ouvre ça goutte et de toute façon il ne chauffe pas.
Elle tapote un antique radiateur électrique.
- J'ai toujours celui-là, parce que moi vous savez il faut qu'il fasse 25° minimum. Bon là j'habite au 1er, il fait plus chaud.
Je souris bêtement, mes orteils ne sont plus que des petits glaçons recroquevillés au fond des escarpins.
- Ca fait dix sept ans que j'habite là. L'été il fait plus de 30° et l'hiver il fait froid, on peut pas fermer les fenêtres, d'ailleurs vous voyez j'ai posé des petits verrous.
Samuel ouvre la fenêtre, constate que oui elle laisse passer l'air. De gros boudins ont été posés, tellement gros que la fenêtre ne peut plus fermer malgré le système des verrous de la dame.
- Et puis quand j'ai enlevé les plinthes, les punaises couraient sur le mur. Il y en avait partout. C'est simple, je ne me couchais jamais avant huit heures le matin, c'est là qu'elles arrêtent leur trafic.
Discrètement je me gratte la tête, puis les avant-bras.
- Mais j'ai rempli tous les trous de sopalin, pour les empêcher de sortir.
J'apprécie d'un petit mouvement de tête.
Samuel écoute, évite mon regard d'incompréhension.
Mais pourquoi donc s'est-elle attaquée à un si gros chantier, puisqu'elle doit vraisemblablement quitter son studio ?
Sur le sol de la kitchenette, une trace marronnasse séchée, les restes d'une flaque.
Elle suit notre regard.
- Ah oui... silence... je sais pas ce que c'est.
C'est peut être le frigo en dégelant.
- Ah non non, impossible, je n'utilise pas le frigo, il me sert depuis toujours de petit placard dit-elle au moment où Sam entrouvre la porte. Il est défoncé, sale à vomir.
- Vous savez c'est pas drôle, moi je suis cotorep, et mon frère qui veut pas m'aider à finir. Moi je fais comment maintenant ?
Ecoutez... faites au mieux dit Samuel qui amorce un retrait vers la sortie.
Je le devance et passe soulagée la porte au moment où Madame Vincœur stoppe devant la salle de bain et dit :
- Et pour la fuite ? Vous avez des nouvelles ?
Sortir de l'immeuble, regarder le soleil qui se couche sur le Salève, dorant la neige d'un éclat lumineux. Dix sept ans qu'elle vit là sans avoir eu l'idée d'appeler pour que l'on change son radiateur, son réfrigérateur, sa vanne à la salle de bain. Elle a vécu dix sept ans là, et au moment où elle s'en va, elle se lance dans des travaux qui la dépassent.
Devant mon écran, entre deux courriers je me gratte frénétiquement.
- Ca te dirait d'aller voir des punaises et des cafards ?
Mhmmm... pourquoi ?
- L'appartement Vincœur, je dois aller faire un tour pour voir un peu ce qu'il en est.
J'hésite un court instant... il faudra bien un jour que je me confronte à ces bestioles. Allez zou !
Enfiler ma veste, m'enrouler le châle en Pashmina rose et or que vient de m'offrir une propriétaire revenant des Indes, nous partons vers l'inconnu.
De la voiture, Samuel m'indique les immeubles où nous avons des locations. La radio en sourdine parle de la Thaïlande, du moral des Français en hausse, un peu de musique et nous voilà devant l'entrée.
Nous prenons l'ascenseur jusqu'au sixième étage, tout au fond du couloir la porte est ouverte, sur le palier Madame Vincoeur, cubique, sans âge, nous attend. C'est un chantier, un vrai capharnaüm, le sol en béton garde les traces d'un lointain lino marron et jaune. Les murs sont écorchés à vif, et le caisson au dessus de la fenêtre a été attaqué férocement dévoilant son squelette.
Je suis muette, ne sachant que dire, guettant les punaises et les cafards qui pour l'instant sont très discrets.
- Pfff, c'est du travail, mon frère devait m'aider, mais il répond pas au téléphone et moi j'y arrive pas toute seule.
Samuel hoche la tête.
- Et puis, quand j'ai vu l'amiante ! Elle montre du doigt le caisson qui laisse apparaître une plaque de polystyrène... Là j'ai tout arrêté !
Samuel, sérieux, rassure. Non non Madame, aucune crainte, c'est l'isolation ça.
- Mais vous savez c'est un travail, je suis diabétique, hier après être montée sur l'échelle, j'ai mangé un sachet complet de raisin. Eh bien le soir j'avais un gramme quatre vingt de sucre Monsieur !
Je hoche la tête, plantée comme une courge au milieu de la pièce.
- Et puis j'ai dû couper le chauffage, parce que dès que je l'ouvre ça goutte et de toute façon il ne chauffe pas.
Elle tapote un antique radiateur électrique.
- J'ai toujours celui-là, parce que moi vous savez il faut qu'il fasse 25° minimum. Bon là j'habite au 1er, il fait plus chaud.
Je souris bêtement, mes orteils ne sont plus que des petits glaçons recroquevillés au fond des escarpins.
- Ca fait dix sept ans que j'habite là. L'été il fait plus de 30° et l'hiver il fait froid, on peut pas fermer les fenêtres, d'ailleurs vous voyez j'ai posé des petits verrous.
Samuel ouvre la fenêtre, constate que oui elle laisse passer l'air. De gros boudins ont été posés, tellement gros que la fenêtre ne peut plus fermer malgré le système des verrous de la dame.
- Et puis quand j'ai enlevé les plinthes, les punaises couraient sur le mur. Il y en avait partout. C'est simple, je ne me couchais jamais avant huit heures le matin, c'est là qu'elles arrêtent leur trafic.
Discrètement je me gratte la tête, puis les avant-bras.
- Mais j'ai rempli tous les trous de sopalin, pour les empêcher de sortir.
J'apprécie d'un petit mouvement de tête.
Samuel écoute, évite mon regard d'incompréhension.
Mais pourquoi donc s'est-elle attaquée à un si gros chantier, puisqu'elle doit vraisemblablement quitter son studio ?
Sur le sol de la kitchenette, une trace marronnasse séchée, les restes d'une flaque.
Elle suit notre regard.
- Ah oui... silence... je sais pas ce que c'est.
C'est peut être le frigo en dégelant.
- Ah non non, impossible, je n'utilise pas le frigo, il me sert depuis toujours de petit placard dit-elle au moment où Sam entrouvre la porte. Il est défoncé, sale à vomir.
- Vous savez c'est pas drôle, moi je suis cotorep, et mon frère qui veut pas m'aider à finir. Moi je fais comment maintenant ?
Ecoutez... faites au mieux dit Samuel qui amorce un retrait vers la sortie.
Je le devance et passe soulagée la porte au moment où Madame Vincœur stoppe devant la salle de bain et dit :
- Et pour la fuite ? Vous avez des nouvelles ?
Sortir de l'immeuble, regarder le soleil qui se couche sur le Salève, dorant la neige d'un éclat lumineux. Dix sept ans qu'elle vit là sans avoir eu l'idée d'appeler pour que l'on change son radiateur, son réfrigérateur, sa vanne à la salle de bain. Elle a vécu dix sept ans là, et au moment où elle s'en va, elle se lance dans des travaux qui la dépassent.
Devant mon écran, entre deux courriers je me gratte frénétiquement.
10 commentaires:
"La radio en sourdine parle de la Thaïlande, du moral des Français en hausse"
C'est quelle radio valérie que je l'écoute ;)
Sinon, parfait ce billet !
Aucune idée, c'est la voiture de mon collègue. Mais la Thaïlande était à l'ordre du jour ne raison des manifestations violents, loin de l'idée paradisiaque que l'on aurait pu avoir
Je me sens un peu "barbouillée" après la lecture de ce billet, et émue aussi.
Tu évoques avec retenue, c'est vraiment poignant...
Etre à ce point désarmée face à la vie, je n'imaginais pas que cela puisse être si fréquent.
Terrible ...la pauvreté matérielle ajoutée à une autre pauvreté, celle .....comment l' appeler ? peut-être pas intellectuelle mais, tout simplement la débrouillardise quotidienne à trouver des solutions à ses petits problèmes qui prennent des proportions énormes s' ils ne sont pas rêglés au quotidien . Et il y a malheureusement beaucoup de personnes qui se retrouvent dans ces situations là .
Le monde est si complexe que bien des personnes s'y perdent
Elle paye un loyer pour ça ?
Marcus, bien sûr qu'elle paye un loyer. c'est un studio dans un immeuble tout à fait correct, mais il semble qu'elle n'ait jamais fait appel, au fur et à mesure des dégradations (17 ans) à notre gérance. Elle n'a par exemple jamais signalé que son radiateur ne fonctionnait plus, que les fenêtres ne fermaient plus etc... Normalement, nos locataires réagissent très vite, nous appelle, et nous pouvons alors faire appel aux entreprises. Comment aurait-on pu imaginer cela ? C'est parce qu'elle partait, qu'elle a fait appel à nous, mais uniquement pour que l'on vienne voir ses fameuses punaises (qui en réalité n'en étaient pas.
Il aurait fallu que quelqu'un nous avertisse. On ne peut pas aller dans les logements (nous n'avons pas les clefs) et heureusement la majorité des locataires sont capables de faire appel à nous.
Là comme le dit Boutoucoat et Oxygène, nous sommes confrontés à des personnes qui sont particulièrement désarmées par notre société. Cette femme doit être très isolée, mais pourtant elle nous a parlé d'une assistante sociale (sui n'a jamais fait appel à nous )
Je vais peut-être paraître affreux, mais moi je le trouve plutôt amusant, ton billet. Surtout toi qui te décris plantée là au milieu, qui te retiens de te gratter frénétiquement, avec tes orteils glacés "recroquevillés au fond des escarpins". C'est asssez fort comme description ! En faire un sketch ...? Il faut bien rire un peu, pour oublier le malheur...
Lancelot, nous avons été bien plus affreux, nous avons eu un fou-rire en entrant dans la voiture (trop de tension, trop de malheur)
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