mardi 5 février 2008

décembre 73

J'avais bien dû baragouiner une vague explication pour que mon père me laisse partir tôt ce mercredi 5 décembre 1973. Sans doute ai-je dit que nous irions observer des oiseaux, éventuellement surprendre un grand tétras, mais tourné de telle sorte qu'il entende que cela se passerait dans le cadre scolaire.
Ouf, autorisation accordée !
Nous sommes cinq à prendre place dans la DAF d'Eric qui vient tout juste de décrocher son permis. Cathy s'installe devant, Jean Luc, Michel Marie et moi derrière. C'est le premier de nous tous à avoir non seulement le permis, mais également une voiture, le grand luxe. Quelques années auparavant il a eu un accident de mobylette qui l'a rendu infirme, amputé juste en dessous du genoux de sa jambe droite, et cela lui confère un statut d'aîné et de briseur de cœur auprès des filles, il est très beau. Mais moi c'est Michel Marie qui me donne des frissons !
Il fait encore nuit et froid, très froid même, mais nous avons pensé aux thermos de thé et café. Tout à l'heure nous grimperons dans les feuillages mouillés, glisserons sur les pierres moussues, un peu gluantes, très vite nos pantalons seront terreux, mais cela sent l'aventure et malgré les chuuuuttt des uns et des autres nous rions beaucoup. Les paires de jumelles passent de mains en mains, nous progressons lentement et à travers les arbres le jour se lève. Michel Marie, le spécialiste es volatiles, trouve la planque idéale où nous resterons à attendre l'hypothétique Grand Tétras. Grelottant nous nous calmons, qu'importe, l'essentiel est d'être là, le cul dans la pierraille, les mains serrées sur les jumelles, ne faisant qu'un avec cette nature odorante.
Le temps passe, il faut de temps en temps se lever, dégourdir les jambes qui fourmillent, faire le moins de bruit possible. Les yeux rivés au ciel, aucun Tétras à l'horizon, le ventre gronde, c'est l'heure des sandwichs que nous dévorons heureux de ce passe temps réconfortant.
C'est bien joli tout ça mais pour l'instant je crève de froid, les oiseaux perdent peu à peu leurs attraits, la motivation s'émousse et chacun rêve plus d'un chocolat chaud que de bestioles à plumes. On lève le camp.
A Fessenheim nous trouvons un bistrot ouvert. Café, chocolat et Perrier, nous nous réchauffons en refaisant le monde, parlant fort et riant beaucoup.
C'est l'heure de rentrer... tout le monde en voiture.

En roulant, Eric essaye d'enlever son pull. Difficile tout seul, je tire une manche, Cathy l'autre, il passe le pull par dessus sa tête... on glisse, on cogne, on craque... tout s'envole... au ralenti... on rebondit... noir... silence... un hurlement continu... plus rien !

Il fait froid, horriblement froid. Allongée sur la route, un tapis me recouvre, à côté de moi un policier accroupi qui se penche et me parle. Mon dieu quel froid, tout mon corps tremble, mais pourquoi suis-je là ?
Je tourne la tête à droite, à gauche, une foule de gens là, debout, qui se taisent et regardent. J'essaye de me lever, je bascule sur le côté, j'ai un bras plus court que l'autre. Je le regarde, je ne sens rien, ma main a glissé à l'intérieur, c'est curieux elle est verte. Et puis je vois l'arbre, la voiture enroulée autour, des policiers et Michel Marie debout. Jean Luc a le visage rempli de sang.
De la foule sort une copine de classe, elle vient de me reconnaître, s'avance, se penche horrifiée, je lui dis que je ne serais sans doute pas en classe demain, qu'elle prévienne, mais le policier veut que je reste couchée, ne pas m'agiter, attendre l'ambulance. Mon dieu, papa ! Il va me tuer ! Surtout qu'il ne sache rien ! La meilleure façon est de nier, tout nier. Je n'étais pas dans cette voiture, je ne connais personne, je ne suis pas là, c'est une erreur.
Ne pas donner mon nom, invisible je serais !
L'ambulance est là, on me force à y entrer, je boite mais le brancard est pour Cathy qui ne va pas bien. Eric est encore coincé dans la voiture, Jean Luc et Michel Marie sont emmenés par les pompiers. Nous nous arrêtons deux fois durant le trajet. Des infirmiers nous attendent le long de la route avec des bonbonnes d'oxygène pour Cathy qui râle pendant que moi je chantonne "I can get no satisfaction". L'infirmière me demande de me taire, mon amie est entrain de mourir, mais moi je ne suis pas là !
Dès notre arrivée nous sommes installées chacune dans un box. Je commence sérieusement à avoir mal, tellement mal que je hurle, impossible de me taire, j'ai tellement mal. Un infirmier vient me faire une piqûre et me demande de me taire, mon amie va très mal, la rate éclatée, cinq de tension. Une dame vient me demander mon nom, surtout ne rien dire, surtout que mon père ne sache rien... l'effet de la piqûre ne dure que quelques instants, je hurle, je hurle sans pouvoir maîtriser ce hurlement qui me vrille les oreilles.

A la maison téléphone :
- Dr B. ? Votre fille a eu un accident, elle est blessée.
- Blessée ? Y a-t-il beaucoup de blessés ?
- Les cinq occupants de la voiture, plus ou moins grièvement.
- La voiture ? - Pas de car scolaire...
- Pouvez-vous venir rapidement, nous ne savons pas laquelle est votre fille.

Il arrive, une blouse blanche jetée sur ses épaules. De terreur je me tais ! Il est furieux, me foudroie du regard et part voir Cathy. L'infirmier gentiment moqueur admire l'effet anesthésiant que mon père a eu sur ma douleur et m'emmène en radio maintenant que je suis identifiée. Papa rejoint les parents de Cathy. Que leur dire ? il y a peu d'espoir...

La douleur revenue, j'ai droit cette fois-ci à une vraie et bonne dose de calmant, je m'endors enfin.
Vague souvenir d'être entrée au bloc, je me réveille le bras ainsi qu'une partie de mon torse dans le plâtre. Une sorte de cage protège mon pied qui me fait mal pour éviter que le drap ne repose sur lui. La paire de jumelles posée sur la plage arrière m'a fissuré le bas du crâne, je dois restée allongée.
Mais au réveil, six décembre, c'est la St Nicolas, et sur mon plateau, accompagnant mon chocolat au lait, deux mannalas aux yeux de raisin, me tendent les bras !


Cathy a passé la nuit... elle s'en sortira après plusieurs mois d'hospitalisation. Il faudra deux heures pour sortir Eric de l'amas de ferraille, sa jambe droite très touchée devra être amputée plus haut. Jean Luc et Michel Marie rentreront le soir même chez eux.

13 commentaires:

Anonyme a dit…

J'ai beaucoup ri à cette envie de tout nier, je le confesse.
Terrible histoire et en même temps, toujours cet art de raconter.
Tiens, Valérie, tu me fais à penser à Brady Udall.

Anonyme a dit…

Terrible r�cit qui commence dans l'insouciance et le jeu et se termine dans le drame. Toujours agr�able � lire. Il a raison pour Brady Udall lit si tu ne connais pas "L�chons les chiens" 11 nouvelles passionnantes. A bient�t.

Anonyme a dit…

Valérie, plus j'avançais dans ma lecture, plus je me disais, non, c'est pas possible... Pas ça, pas une autre épreuve.

Valérie de Haute Savoie a dit…

Marc et Olivier je ne connais pas mais vous me donnez envie. Marc d'ailleurs je te remercie de m'avoir fait découvrir Laurence Tardieu que j'ai adoré.
Oxygène, tu sais ce sont de bons souvenirs :)

Anonyme a dit…

allez puisque nous sommes à parler livre je conseil les nouvelles de Dominique Fabre "Celui qui n'est pa là" regard d'enfant sur les adultes super petit livre. A bientôt.

Anonyme a dit…

Mais que n'as tu pas vécu?
quand je lis ça j'ai la bouche grande ouverte , m'attelant à chaque ligne, le souffle court....

Anonyme a dit…

Comment ne pas trembler pour ses enfants ou ses petits-enfants quand on lit de tels récits ? Les mises en garde et les recommandations de prudence ne servent pas à grand chose, j'ai peur... Même un premier accident n'a pas empêché Eric de prendre des risques !

Anonyme a dit…

C'est un souvenir qui fait frissonner. Comme Oxygène j'ai vraiment eu des craintes...

Anonyme a dit…

Je ne comprends pas, même avec le recul, comment ça a pu devenir "de bons souvenirs" ...?

Jipes Blues a dit…

Un récit éprouvant qui commence dans la fantaisie adolescente et que la réalité rattrappe ca fait tout drôle. C'est vrai que Brady Udall et son roman The Miracle Life of Edgar Mint est dans la même veine de narration, très bon bouquin ! J'imagine à quel point l'arrivée de ton père a du sérieusement te ramener sur Terre.

Valérie de Haute Savoie a dit…

DDC je réfléchis sur ta remarque à propos des souvenirs.
Jipes, sérieusement est le mot :D Il pouvait être glaçant !

malie a dit…

Tu sais quoi ? A chaque fois je n'en reviens pas que tu arrives à te souvenir de tout comme ça. Des dates, des gens, des ambiances, des couleurs... moi j'oublie tout. Je sais, c'est fait exprès. Et je m'en passerais bien. Enfin... apparemment, je ne m'en passe pas encore.

Des bises.

Valérie de Haute Savoie a dit…

Oui j'ai un mémoire très vivante et imagée. Je pourrais, je crois, peindre ces scènes et il me semble qu'elles ne seraient pas loin de la réalité. Alors que curieusement je suis incapable de me souvenir des titres des livres lus par exemple.