jeudi 23 novembre 2017

Jaune


Certains appartements sont jaunes, un jaune si loin du soleil, du pissenlit et de la mirabelle. Ce jaune  là est mat, triste, sale, tirant sur le marron, recouvrant tout. Murs, plafonds, portes, fenêtre, meubles de cuisine, vitres, partout cet affreux jaune accompagné d'une odeur de vieille, très vieille clope, des centaines de vieilles clopes mortes.

Je n'ai qu'à jeter un oeil à l'entrée pour imaginer les poumons de la femme qui me regarde avec crainte. Elle quitte ce logement qu'elle habitait depuis une vingtaine d'années, couverte de dettes, en surendettement, et je viens faire l'état des lieux de sortie.
Dès le départ c'est entendu, sauf si l'appartement est fracassé, je ne lui compterai rien. Il faut seulement qu'elle ait fait le ménage, que je ne reste pas collée au sol, que je puisse voir à travers les vitres, qu'il n'y ait plus rien qui traine. De toute façon, au bout de vingt ans, il est rare qu'un appartement soit encore habitable. Le mien l'est, mais je l'entretiens, j'y vis, je me fiche de savoir si je suis locataire ou propriétaire, c'est là que je me repose, que je ris, que j'aime, mais ce n'est de loin pas une généralité. Les locataires sont locataires, et pour rien au monde ne feraient le moindre geste pour un propriétaire. Ils sont de passage, même si ce passage dure des années.

J'avance pièce par pièce, toujours cette odeur, prégnante, plus j'avance plus je vois ce jaune brunâtre collé aux encadrement de porte, coulures dans la cuisine, vitres presque opaques des portes séparatives.
"Vous fumez beaucoup..."
Oui beaucoup, c'est depuis que ces problèmes me sont tombés dessus, et mes enfants aussi fument, tous !
J'imagine les soirées, la lumière tamisée par les nuages, toute la famille fabriquant des volutes cancéreuses.
Je ne vois plus que cela, ce jaune affreux qui pue. Il va falloir que je fasse faire un grand lessivage de toutes les fenêtres, tout repeindre, aérer des heures durant.
J'avance et j'écris, je me fais mentalement un petit topo de ce très grand appartement. Je bavarde en même temps, j'essaye de rassurer cette femme, qui tremble que je lui rajoute encore un petit bout de dette à sa vie. "Pas au bout de vingt ans, vous n'avez rien dégradé, les peintures ont une vétusté d'une dizaine d'années, ce qui aurait pu vous être compté est en bon état". Une heure durant je la rassure, l'interroge sur son avenir. Elle est au chômage, elle a cinquante ans. "Eh bien moi c'est à cet âge là que j'ai trouvé ce poste à l'agence." Oui mais moi je n'ai pas de diplôme. "Moi non plus, à peine le certificat d'études. Mais j'ai des années d'expériences professionnelles, comme vous."
Petit à petit elle se détend, oh juste un peu, je la pousserais elle tomberait raide, de peur. J'ai de la sympathie pour elle, je voudrais qu'elle reparte vers ce nouvel avenir avec un peu plus de force, qu'elle y croie de nouveau.
C'est fini, elle m'a donné les clefs, a signé, tant que je ne lui aurai pas envoyé le courrier lui disant qu'elle ne doit rien de plus que ses loyers impayés, elle ne sera pas sereine.
Elle me remercie, souffle doucement, en descendant l'escalier je la sens au bord des larmes, d'épuisement, d'angoisse. En bas son chien lui fait la fête, lui aussi tremble, ne sait pas ce qui l'attend.
A peine entrée à l'agence, je fais le courrier pour la rassurer.

Mes cheveux garderont jusqu'au soir l'odeur de vieille clope.

La vie est si difficile parfois.

11 commentaires:

Chantal a dit…

Oui, la vie est si difficile parfois. Merci d'avoir été si à l'écoute d'elle, de sa peur, de ses difficultés. Certain.e.s d'entre nous n'ont pas les moyens, la force, l'énergie de se battre, se défendre lorsque tout se déglingue.
Je suis très touchée par ces personnes que je sens si seules, démunies, fragiles...
Bonne journée.

looloo a dit…

Oui, merci pour elle! Pas facile de remonter la pente à 50 ans! Vous avez bien fait de l'encourager, mais parfois on n'y croit plus! Je suis passée par là, pas la clope, mais le découragement devant le fait que je ne trouvais plus de boulot car j'étais trop âgée (les employeurs ne peuvent pas le dire, mais à un moment, on s'en rend compte...).

Pommd'Happy a dit…

Vous avez un bon état d'esprit, vous n'enfoncez pas un peu plus les gens qui sont au fond du trou.
Je vis dans le même appartement depuis 20ans et je fume. J'ai fait un grand nettoyage, récurage, lavage ces derniers jours parce que j'aime vivre dans un endroit propre. Mais chez moi aussi, les peintures sont plus que défraichies et même lorsque je travaille, je n'ai pas les moyens ni la force physique de refaire les peintures :(
Et oui, je confirme qu'il est parfois difficile de remonter la pente quand tout se déglingue mais encore une chance qu'il existe des personnes comme vous qui leur donne un petit moment de "bonheur" en ne leur appuyant pas plus la tête dans l'eau qu'ils ne l'ont :)

Dr. CaSo a dit…

Dans la vie, il y a ceux qui enfoncent les gens qui ont des difficultés et ceux qui les aident à remonter la pente. Je suis contente que mes amies (surtout celles qui habitent pas trop loin de la Suisse ;)) fassent partie du deuxième groupe :)

elisabeth a dit…

très beau texte!

Bellzouzou a dit…

Oui, c'est un beau billet.

Bleck a dit…

Je viens de lire un beau billet, écrit par une belle personne, oui la vie est parfois difficile et nous pouvons tous la rendre un peu moins dure, tu en fais la preuve. Merci pour elle.

Bleck

Valérie de Haute Savoie a dit…

C'est très gentil de votre part de me dire que ce billet est beau. Cela m'étonne sincèrement, et je ne me sens pas vraiment légitime de recevoir vos messages. Je n'ai pas imaginé une seconde que ce billet pourrait avoir de tels commentaires, je ne suis de loin pas une sainte, mais merci :)

ddc a dit…

Tu n'es pas une sainte mais tu es une belle âme Valérie et ça se ressent au travers de tes récits, ça les illumine. D'un beau jaune soleil, pas d'un jaune nicotine ;-)

Mel a dit…

Suis bien d'accord avec tous les commentaires ci-dessus, même si je passe en coup de vent !

Valérie de Haute Savoie a dit…

Merci :)